La nuit est déjà bien avancée. Lola a déjà eu un client... Le genre irrespectueux, qui se fiche bien de la douleur de la jeune femme ou de son honneur. Un mufle, vraiment. Elle n'en peut plus, de cette vie. Ce n'est tellement pas ce qu'elle imaginait... Elle est tombée de haut, la belle. Elle en a vu de toutes les couleurs, depuis qu'elle a quitté son pays. Depuis même qu'elle a tenté de le quitter. Elle se sent salie, honteuse à chaque fois, et ce sentiment... C'est le prix de sa survie. Elle ne connaît personne, aurait bien besoin d'aide pour s'en sortir. Les problèmes lui pendent au nez, sans qu'elle sache comment les écarter. Elle soupire, regarde les hommes qui ralentissent à l'approche du trottoir. Si elle les chasse, si elle se montre mauvaise, on va lui tomber dessus, et elle ne peut rien faire d'autre que de subir. Ou partir encore ? Elle n'aurait que ça, comme solution, mais elle ne doit pas se faire remarquer non plus. Une jeune femme passe, elle la regarde sans venir l'importuner. C'est pas prudent, ici. Peut-être qu'elle devrait dire quelque chose ? Elle ne sait pas comment faire, comment trouver les mots justes pour lui dire que ce n'est pas du tout fréquentable. Elle la regarde toujours, la lèvre pincée en espérant qu'elle s'en aille. Y a pas beaucoup de filles, ce soir, et Lola, elle se sent moins en sécurité, dans ces moments-là. Ça doit être pareil pour la jeune femme qui passe, même si elle n'a, à l'évidence, rien à voir avec celles qui font le trottoir. Trop chic pour ça. Elle voudrait être comme elle. De plus en plus, elle envie les filles qui n'ont pas autant de problèmes qu'elle en a.

Elle avait promis de ne pas rentrer tard. Mais elle ne l'avait promis à personne d'autre qu'elle. Parce que, maintenant, il n'y avait plus personne pour l'attendre et l'appartement lui paraissait mille fois plus grand. Et, en fermant les portes de la galerie, elle se dit que la nuit est déjà bien avancée. Peut-être devrait-elle rester à la galerie, le seul endroit où elle a l'impression d'être totalement elle-même. Silene a fait une pause durant la soirée, juste après la fermeture officielle : elle est allée fleurir la tombe de Bianca. Elle avait tenté de joindre Luna sans succès, la jeune femme devait déjà être sortie. Alors elle s'était rendue sur la tombe, et avait eu un léger sourire en voyant qu'elle avait été fleurie peu de temps auparavant : peut-être Luna ou Alejo. Elle-même avait déposé un bouquet, elle rendait visite aussi souvent qu'elle le pouvait et parlait à sa soeur, sans savoir s'il y avait quelque chose après la mort. Elle espérait juste que Bianca les voyait faire leur vie, pour elle. Elle espérait qu'elle voyait les progrès de Matteo, et ceux d'Alejo pour remonter la pente. Elle espérait sa soeur en paix. Elle était ensuite retournée à la galerie, à l'atelier qui se trouvait à l'arrière. Elle n'était pas prête à s'endormir. L'exposition changerait bientôt et il y avait beaucoup de choses à régler mais elle avait envie de peindre. Et Silene avait peint, toutes ses émotions à la fois. Elle avait peint sa soeur, les jolis souvenirs des trois enfants. Elle avait dessiné le regard de cet homme qui venait si souvent à la galerie que ça l'avait inquiétée. Elle avait peint toutes sortes de choses, réelles, abstraites, imaginaires. Elle avait peint le beau et le laid, tout ce qui passait dans son esprit. Mais elle n'exposerait pas. Elle s'était finalement arrêtée mais la nuit était bien tombée, le soleil presque prêt à pointer le bout de son nez, quelques heures plus tard. Et en sortant de la galerie, elle avait hésité à sonner à Alejo, mais elle ne voulait pas l'embêter alors qu'il dormait. Même si elle savait qu'il n'aurait jamais apprécié la savoir seule à cette heure pour rentrer. Et Silene se maudissait d'avoir oublié de prendre une paire de baskets.

Il y avait de ces rues dans Séville qu'elle préférait ne pas fréquenter. Et le claquement de ses talons contre les pavés se fit plus fort alors qu'elle accélérait le pas. Elle savait exactement dans quel quartier elle se trouvait et sentait son coeur se serrer, mais elle était obligée d'y passer pour rentrer ce soir. D'habitude, elle passait fin de journée et la rue était déserte, ce n'était pas le cas en pleine nuit. Elle suivait d'un regard mauvais les voitures qui klaxonnaient ces pauvres filles, oh si seulement elle pouvait tous les faire disparaître. « Hé ! Tu prends combien ? » Silene sent un frisson parcourir son échine. Elle ne sait pas s'il lui parle à elle ou à la jeune femme juste derrière mais elle s'arrête et son talon claque contre le pavé. Elle s'approche du type dans la voiture, pose sa main contre la portière. « Que tu parles d'elle ou de moi, ce sera trop cher pour toi. » Elle a un sale caractère, elle a le sang chaud de toutes les espagnoles, Silene. Elle est semblable à sa mère, et à ses soeurs pour ça. Et surtout, elle avait bien vu le regard de la jeune fille en passant à côté d'elle. Comme si quelque chose s'était brisé. La voiture redémarre et Silene fait un pas en arrière, elle se tourne vers la jeune fille et son coeur rate un battement. Elle doit être à peine plus âgée que Luna, si elle l'est. Comment peut-on arriver là à cet âge là ? Elle se demande et ça la révolte. Cette fille là ne peut pas avoir choisi ce qui lui arrive. Elle essaye de sourire à cette jeune fille, elle se veut rassurante. « J'aimerais... T'aider. » Sans être sûre qu'elle comprend, sans savoir si elle accepterait. « Je peux payer si tu veux, mais... » Elle ne sait pas très bien comment lui expliquer. « Tu viendrais avec moi ? » Elle n'ose pas faire un pas vers la jeune fille de peur de l'effrayer. « Je m'appelle Silene. Et toi ? »

Lola n'était pas envieuse, avant. Elle avait tout ce qui lui fallait... Elle avait ses proches, elle savait ce qu'elle voulait faire de sa vie malgré la guerre qui faisait rage. Là-bas, on aurait pu avoir besoin d'elle, de ses talents de médecin, si seulement elle avait pu aller au bout et qu'elle n'avait pas tout perdu. Elle est triste, Lola. Parfois, elle pleure avant de dormir. Elle rend les armes. Elle évacue tout ce qu'elle garde pour elle, à chaque seconde qui passe. On lui a pris ses parents, on lui a pris son Misha qui était si parfait. Le premier garçon, et sûrement le dernier qu'elle aimera. Les autres, tous ceux qui la traitent comme un morceau de viande, elle les hait. Elle les hait mais elle étouffe tout parce qu'elle a besoin de cet argent. Il faut qu'elle s'offre cette nouvelle vie après laquelle elle court. Elle court à en prendre haleine, et elle va s'écrouler, à force. Elle a besoin de quelqu'un... De quelqu'un qui veille sur elle et qui n'abuse pas de sa faiblesse comme ils le font tous. Elle attend, elle sait qu'un homme viendra. Peut-être même qu'il lui fera du mal, comme si elle n'était qu'une carcasse qu'on peut utiliser pour soulager n'importe quelle frustration. Elle fait celle qui garde la tête haute, mais elle est terrorisée, au fond. Y a toujours cette petite gamine perdue en elle. Puis y a une fille qui passe, qui n'a rien à voir avec les filles comme elle. Trop respectable, trop digne... Trop bien habillée pour ça. Elle est jolie, et n'a sûrement besoin de rien pour attirer les hommes. Puis ils ne la voient pas comme ils voient Lola non plus. Ils veulent sûrement lui offrir un verre, discuter avec elle, la séduire... Lola a l'impression de ne pas avoir vécu ça depuis des années. Même un tout bête cinéma avec un garçon. Puis une voiture klaxonne, faisant sursauter Lola. Un rien lui fait peur, il faut dire, même quand elle pense être habituée aux bruits de cette rue hostile. Ni une ni deux, cette fille qu'elle envie a le cran de s'approcher de la voiture. Elle ne comprend pas tout, mais ça suffit à faire redémarrer la voiture. Elle ne la quitte pas du regard, se demandant si elle l'a menacé. Si elle a dit quelque chose d'assez effrayant pour qu'il s'en aille aussi vite qu'il est arrivé. La fille s'approche d'elle... Elle a cet air gentil, cette aura qui fait qu'on a envie de lui faire confiance. Mais Lola, elle est toujours sur ses gardes. Elle parle d'aide... Mais une véritable aide ? Elle la regarde, sceptique, elle attend un peu. La jeune femme parle de payer. « Payer pour... ? » demande-t-elle, désignant son corps. Elle a du mal à croire que c'est ce qu'elle cherche... Même si elle se dit qu'une femme pourrait être plus délicate. La comprendre peut-être ? Puis elle reprend, lui demandant si elle viendrait avec elle. Lola connaît ce mot-là, elle le comprend. Selon l'approche de la personne, ça lui fait plus ou moins peur, mais elle se sent en confiance. « D'accord. » répond-elle. Elle attend pour la suivre, elle ne sait pas où elle veut l'emmener. Elle ne peut pas lui faire plus de mal que ce qu'elle a déjà connu... Elle lui donne son prénom. Il est joli comme elle, et Lola sourit un peu. « Moi Lola. » dit-elle en se désignant. En Espagne, c'est Dolores, Lola parfois... La douleur. Sacrée ironie pour une demoiselle en souffrance constante. Elle a quand même peur qu'elle se joue d'elle, qu'elle la trouve sale, ou pathétique... Ou tout ce qui peut s'associer à sa condition. Mais, elle a cette impression d'être tombée sur un ange gardien. « Pourquoi aider Lola ? » demande-t-elle. Pourquoi elle et pas les autres ? C'est sûrement elle, la plus frêle et la plus jeune du petit groupe. La plus perdue... ça se voit dans son regard.

Silene croit au destin, c'est peut-être lui qui a décidé de la mettre dans le chemin de cette jeune fille. Elle, sur le trottoir, qui n'a rien demandé. Elle qui a rejoint les autres filles, celles que Silene aimerait toutes aider. Et ces hommes aux mains baladeuses, ces hommes souvent mariés avec des enfants qui dégoûtent l'espagnole. Elle qui refuse de croire que ces filles peuvent être heureuses, là de leur plein gré. Silene, elle a bien vu la détresse de cette jeune femme, en passant à côté d'elle. Et son sang n'a fait qu'un tour en voyant cette voiture klaxonner. Elle n'osait pas imaginer ce qui attendait la fille qui serait montée dans cette voiture pour quelques billets. Elle sait que leurs nuits ne sont jamais tendres, qu'aucun ne les considère comme des femmes. Qu'elles sont des objets de désir et ça lui retourne l'estomac. Mais l'esprit se calme en s'approchant de la jeune femme. Elle ne veut pas l'effrayer Silene, elle ne veut pas la faire fuir. Et quand elle parle d'aide, elle voit bien que la jeune femme est sceptique. Combien d'hommes lui ont proposé ce genre de choses ? Combien lui ont fait du mal ? « Payer pour... ? » Et elle désigne son corps. Silene n'y avait pas pensé, elle n'avait pas cru que la jeune femme pourrait ainsi interpréter ses paroles. Et elle secoue vivement la tête, le rouge lui monte aux joues. Mais avec chance, elle entend que cette fille accepte de la suivre. Elle voudrait juste aller à son appartement, qu'elle dorme dans un lit. Silene se contenterait bien du canapé, il était plutôt confortable et elle voulait absolument offrir un peu d'aide à cette fille. Si seulement, elle avait l'argent pour la sortir de tout ça. Si seulement elle avait le pouvoir de les sortir de là toutes. Elle lui dit s'appeler Lola, un joli prénom s'il est vraiment le sien. Et un détail tique l'esprit de la femme. La fille en face d'elle a un accent, pas d'ici. Et elle ne parle certainement pas la même langue. Oh si seulement, elle avait plus étudié. « Tu comprends ce que je dis ? » Elle parle doucement, voudrait se faire comprendre au mieux. Elle ajoute des gestes à ses paroles, comme pour aider. « Mon appartement est pas loin, on va y aller. » Et la question du pourquoi arrive. Et au fond, Silene sait qu’elle veut aider cette fille. Que ça lui fait mal de la voir ainsi, qu’elle sent que quelque chose ne tourne pas rond. « Tu as peur ici. » La phrase sonne plus comme une affirmation qu’une simple question. Silene le volt dans son regard, la peur. La peur qu’un homme lève la main. La peur d’avoir mal. La peur d’un rien. Silene connaît la peur. Parce que depuis trois ans, elle vit dans la peur constante de perdre les gens qu’elle aime. C’est pas la même peur. Mais ça fait mal. Elle veut aider Lola, elle voudrait lui offrir une belle vie. Comme si c’était Luna, parce qu’une jeune femme a toute une vie devant elle. Elle commence à marcher, doucement. Elle essaye de remettre de l’ordre dans ses idées. « Tu es tres jeune. Quel âge as tu ? » Et la question qui lui brûle les lèvres, pourquoi. Mais elle ne veut pas la brusquer. « J’ai une petite sœur qui te ressemble un peu. » Elle parle, pour essayer de gagner la confiance de la fille. Pour ne pas penser seulement à son métier.