C'est une de ces soirées où Dalia n'a rien organisé. Mine de rien, la fatigue commence à se faire ressentir, à force d'être dehors tous les soirs, ou de travailler. Elle a alors choisi de rester tranquille, sans savoir ce que font ses colocataires. Financièrement, elle n'a pas vraiment besoin d'eux. Après tout, l'appartement lui appartient depuis quelques années déjà. Elle les laisse seulement participer aux factures en tous genres, en guise de loyer, ce qui est plutôt équitable. À côté de ça, ça lui fait de la compagnie, parce qu'elle aime trop la vie à plusieurs pour s'en passer. Vivre seule, ça lui donne l'impression qu'elle n'est pas entourée. Ce n'est d'ailleurs pas rare qu'elle vienne frapper à la porte de la chambre d'un de ses colocataires, juste pour parler ou bien lui proposer de regarder un film, de sortir. Elle a la solitude et le silence en horreur. Même si elle ne le dit pas, ils ont certainement compris, ils sont loin d'être idiots. Elle se fiche que certains soient bien plus jeunes qu'elle, pour peu qu'ils soient sympathiques. Elle s'est posée devant Netflix, le temps que les pizzas qu'elle vient de commander arrivent. Y en aura pour un régiment, et s'ils veulent, ils peuvent même inviter leurs potes. Ce n'est pas elle qui leur ferait un scandale pour ça, loin de là. Elle aime bien rencontrer de nouvelles personnes, loin d'être sauvage pour ce genre de choses. Y en a un qui traverse le salon, et elle lui sourit. « Je viens de commander des pizzas. » lance-t-elle, en espérant qu'il reste à l'appartement ce soir. « Bonne journée ? » demande-t-elle, sans lui laisser le temps de s'éclipser, tout en tapant le canapé du plat de la main pour qu'il la rejoigne.

quand elle est morte, tu n'as pas su faire autrement que quitter votre appartement. c'était sans doute trop douloureux pour toi d'assumer ce lieu bourré de souvenirs. trop pour toi également d'avoir à supporter sa présence fantomatique dans chaque pièce, chaque recoin. alors tu avais décidé de revendre l'appartement que vous aviez mis tant de temps à choisir et de te laisser tenter par une colocation. inconsciemment, tu avais fait le choix du nombre pour éviter la solitude. mais depuis deux ans, tu n'étais pas le locataire le plus loquace et vivant du coin. tu te contentais de les écouter, de les regarder vivre et de les envier. ils ne savaient pas grand chose de toi, c'était sans doute mieux ainsi. tu n'avais jamais été à l'aise avec l'intimité, la proximité. il n'y avait qu'elle pour te percer à jour, te lire comme on dévore un bouquin. tu faisais sans doute des efforts, de temps en temps, mais jamais en nombre suffisant pour qu'ils puissent se vanter de savoir clairement qui tu étais et ce que tu aimais faire. ce soir-là, tu t'apprêtes à sortir. tu n'as personne à aller voir, tu cherches juste la solitude d'un lieu vide. un banc, généralement, sur lequel t'assoir et observer. la vie t'écoeurt, quand elle est trop vive. et si tu apprécies le bruit de tes colocataires, de temps à autre, tu as besoin de t'en éloigner. pas d'bol, dalia t'arrête dans ta course. elle te parle de pizza, tu ne réagis pas tout de suite. routinière, en réalité. tu réponds finalement à sa question, venant te dresser derrière le sofa. tu poses tes deux mains sur ce dernier, tu regardes l'écran. soirée télé ? tu lui demandes, plus par politesse que par réel intérêt. tu te rappelles qu'elle adorait ça, elle adorait ces instants un peu hors du temps.. une série, un bon film. un saladier de popcorn et des images qui défilent. tu aimais ça, à l'époque, toi aussi.

la journée qui s'achève. moment tant attendu, moment tant espéré. parce que le temps, il lui a paru tellement long. comme si soudainement, sans explication logique, les secondes étaient devenues heures et que jamais les aiguilles de l'horlogerie n'avançaient sur le cadran, comme figé dans le temps. une impression imaginaire fabriquée par son esprit, mais qu'il lui a été insupportable, insoutenable. elle est fatiguée, neva. elle est exténuée, neva. mais ça y est, c'est finalement terminé. un achèvement tellement souhaité que le soulagement emplit son être dès qu'elle quitte la pizzeria où elle bosse depuis quelques jours. c'est presque avec l'esquisse d'un sourire sur ses lèvres qu'elle rentre retrouver la chaleur du foyer. une chaleur qui lui était inconnue dans le passé, mais qu'apaise ses maux aujourd'hui. sauf qu'à une dizaine de pas de sa destination, elle fait une rencontre. elle croise un livreur un peu paumé, perdu à la recherche de son adresse de livraison. elle a le rire moqueur qui glisse dans les airs mais qui ne possède pas de sonorités à la véritable méchanceté. elle se moque parce qu'elle ne connaît que trop bien cette situation, ce sentiment de se sentir paumé à la recherche de la bonne adresse. alors, d'un élan étranger, elle s'approche de lui, demandant le lieu qu'il persiste à chercher avec tellement de désespoir dans les yeux. peut-être est-ce le hasard de la vie. ou peut-être est-ce une coïncidence poussée par le destin. mais c'est les mêmes destinations qu'ils cherchent à atteindre, commande qu'a certainement été passée par un de ses colocataires. sans même chercher à comprendre, ses mains attrapent les pizzas et ses lèvres lui expliquent la situation. forcément, y a les sourcils qui se froncent, l'interrogation qui s'affiche dans les prunelles, et le questionnement interne dans la caboche s'il doit croire une inconnue ou pas. les regards qui s'accrochent de longues secondes, il cherche la vérité derrière le voile sombre de ses iris. mais ça dure pas très longtemps en vérité, parce qu'il cède assez vite réclamant l'argent pour la nourriture. peut-être parce qu'il en a marre de chercher, peut-être parce que lui aussi ne veut que rentrer chez lui. mais en tout cas, neva, elle se retrouve avec les pizzas volées du livreur dans les bras lorsqu'elle pousse la porte d'entrée dans un fracas. un fracas digne de sa personne, qui la représente dans toute sa splendeur. c'est moi ! qu'elle balance, et pourtant elle est presque certaine qu'ils n'ont aucune incertitude concernant l'identité de la nouvelle intruse. j'ai volé des pizzas. 'fin, j'les ai piqué au livreur qui devait venir ici. donc c'est pas vraiment du vol, je suppose. explications incompréhensibles qu'elle lâche en s'avançant jusque dans le salon. salon où elle trouve la présence de dalia et orfeo sur le canapé.

Cette vie d'adolescente, ça ne la dérange pas du tout, Dalia. Peut-être même que c'est davantage une vie d'étudiante, à vivre en colocation avec trois personnes. Elle est bien avec eux. Deux garçons, deux filles. L'équilibre parfait. Ils sont bien, et elle ne veut pas penser au moment où chacun va finir par prendre son envol, vivre avec son compagnon ou sa compagne. Elle préfère les avoir avec elle, ils mettent un peu d'animation dans l'appartement. Elle aime passer du temps avec eux, et ose espérer que chacun ne va pas vaquer à ses occupations ce soir. Elle a envie de profiter un peu de leur présence. Elle a commandé des pizzas, lancé Netflix le temps que l'un d'eux passe. C'est Orfeo, qui vient dans le salon en premier. Comme toujours, elle s'intéresse à sa journée. Il n'est pas méchant, mais elle sent que comme elle, il cache beaucoup de peine au fond de lui. Il décrit sa journée comme routinière, et elle acquiesce simplement. Il lui demande si elle a prévu une soirée télé, de nouveau elle hoche la tête. « Bières-pizza-télé, pour être plus précise. » L'un ne va pas sans l'autre à ses yeux de toute façon. Elle se demande quand les autres vont arriver, et c'est à ce moment que Neva entre en fanfare, le Saint-Graal dans les mains. Dalia se lève tout de suite, quand elle voit la nourriture. Y en a pour un régiment, si bien qu'ils auront probablement des restes pour deux repas au moins le lendemain. La folie des grandeurs. « Tu sais que t'es parfaite même ? » lance-t-elle en la débarrassant pour déposer le tout. Après, elle va chercher des bières bien fraîches pour eux trois. Pas encore pour Tom, tant qu'il n'est pas là. « Il est pas là le gosse ? Je crois qu'on va commencer sans lui et il prendra en route. » dit-elle en ouvrant le premier carton, procédant au découpage des parts. Des parts généreuses.